1.
– Votre dossier plaide en votre faveur, monsieur Walid, dit enfin le directeur de l’agence. J’espère que vous n’allez pas nous décevoir. La crédibilité de notre entreprise repose exclusivement sur notre réputation.
Ses doigts, d’une propreté éclatante, retournaient les feuillets dans un friselis délicat. Il s’attarda sur ma photographie, revint sur une observation au bas de la fiche cartonnée.
– Vous avez travaillé pendant neuf mois comme chauffeur à l’Office national du tourisme… Pourquoi avez-vous arrêté ?
– On m’a proposé un petit rôle dans un film. J’ai pensé pouvoir faire carrière dans le cinéma.
– Combien de films ?
– Un seul.
Ses moustaches rousses se ramassèrent autour d’une moue… Il se renversa contre le dossier de son fauteuil et dit :
– Ce n’est pas suffisant, mais ça pourrait vous servir. Notre agence vous offre peut-être la chance de votre vie. Vous serez bien rémunéré et vous aurez l’occasion de vous faire valoir auprès de personnes susceptibles d’avoir des entrées dans le monde du spectacle.
De « nouveau » ses yeux glauques revinrent me dévisager avec insistance.
– Belle petite gueule, reconnut-il. Et il n’y a pas mieux qu’une jolie frimousse pour forcer la main au destin. Vous parlez français couramment ?
– Je me débrouille.
– Évitez ce genre de réponse, monsieur Walid. Soyez clair, précis et concis. Les gens chez qui vous allez travailler ont horreur de l’approximatif.
– Noté.
– Ce genre de réponse est aussi déplacé. Dorénavant, votre lexique s’articulera autour d’une seule formule : « Bien, monsieur. » Être le chauffeur de l’une des plus prestigieuses familles du Grand-Alger n’a rien d’une villégiature. Vous êtes tenu d’être correct, attentif, obséquieux et constamment disponible. Me suis-je bien fait comprendre ?
– Bien, monsieur.
– Heureux de constater que vous assimilez vite.
Il referma le dossier d’un geste sec.
– Mon chauffeur va vous conduire auprès de vos nouveaux employeurs. Vous pouvez disposer.
Au moment où la voiture démarra, j’eus l’impression que ma vie changeait de cap. Je me sentais léger, décontracté, presque aussi épanoui qu’une fleur dans le pré. Déjà les rues éprouvantes de la ville s’éloignaient tandis que, devant moi, un peu comme la mer Rouge devant Moïse, les grands boulevards écartaient leurs bras pour m’accueillir. Je n’avais jamais connu pareil sentiment auparavant. Pourtant, il m’était souvent arrivé de me croire à deux doigts de décrocher la lune. Mais, cette fois-ci, mon intuition se découvrait une verve insoupçonnable, plus qu’une exaltation, la ferme conviction que cette matinée de mars se faisait belle pour moi. Lorsque Dahmane m’avait proposé de travailler comme chauffeur chez l’une des plus huppées familles du pays, j’avais tout de suite refusé. Je me voyais mal en train de me tourner les pouces derrière un volant à attendre que Madame ait fini sa séance d’aérobic, ou bien encore à me morfondre stoïquement devant le portail du lycée que les rejetons de Monsieur mettraient une éternité à quitter. J’estimais que je méritais mieux. Depuis ce petit rôle que m’avait confié un cinéaste en mal de vedettes, je n’avais pas cessé de rêver de gloire. Je passais le plus clair de mon temps à m’imaginer cassant la baraque, signant des autographes à chaque coin de rue, roulant en décapotable, le sourire plus vaste que l’horizon, les yeux aussi grands que ma soif de succès. Né un jour d’orage et de fondrières éventrées, j’ai grandi sans jamais douter de mes espoirs les plus fous. J’étais persuadé que, tôt ou tard, les feux de la rampe m’arracheraient aux coulisses pour me propulser vers le firmament. À l’école, je ne songeais qu’à ce qui me paraissait être la consécration. De rachat en conseil de discipline, je maintenais ma tête dans les nuages, ne me souciant ni de la colère de mes instituteurs, ni de rembarras grandissant de mes parents. J’étais le cancre impénitent, toujours à hanter le fond de la classe, un doigt dans le nez et l’œil révulsé, et je ne me sentais dans mon élément que retranché derrière les remparts de mes obsessions. Mon cartable débordait de revues cinématographiques, mes cahiers étaient engrossés d’adresses de stars et de coupures de presse relatant leurs exploits amoureux et leurs projets. Dans un pays où d’éminents universitaires se changeaient volontiers en marchands de brochettes pour joindre les deux bouts, l’idée de détenir des diplômes ne m’emballait aucunement. Je voulais devenir artiste. Les murs de ma chambre étaient tapissés de posters grandeur nature. James Dean, Omar Sharif, Alain Delon, Claudia Cardinale m’entouraient, s’appliquaient à me préserver de la misère de ma famille : cinq sœurs en souffrance, une mère révoltante à force d’accepter son statut de bête de somme et un vieux retraité de père irascible et vétilleux qui ne savait rien faire d’autre que rechigner et nous maudire à chaque fois que son regard se crucifiait au nôtre. Je m’interdisais de lui ressembler, d’hériter de sa pauvreté, d’apprivoiser les vicissitudes comme s’il s’agissait là d’un fait accompli. Je n’avais pas le sou, mais j’avais de la classe, et du talent à revendre. À Bab El-Oued, dans la Casbah, du côté de Soustara et jusqu’aux portes de Bachjarah, partout où je me manifestais, j’incarnais le mythe naissant dans toute sa splendeur. Il me suffisait de me camper au beau milieu de la rue pour l’illuminer de mon regard azuré. Les vierges au balcon languissaient d’apercevoir ma silhouette, les ringards du coin s’inspiraient de ma désinvolture pour se donner une contenance, et rien ne semblait en mesure de résister à la force tranquille de ma séduction.
– Rapporte-m’en un morceau, me secoua le chauffeur.
– Pardon ?…
– Je te demande de m’en rapporter un morceau.
– Un morceau de quoi ?
– De la lune. Y a un bon moment que j’essaye de te joindre, et pas moyen de te faire descendre de ton nuage.
– Excuse-moi.
Il baissa le son de la radio. Sa grosse main velue s’abattit sur mon genou.
– Ne te fais pas de souci, mon gars. Ça va aller… C’est la première fois que tu bosses à ce niveau ?
– Oui.
– Je vois.
Il doubla un camion et accéléra pour rattraper une file d’autocars. La brise fit virevolter les mèches orphelines qui s’évertuaient à camoufler sa calvitie. Tassé comme une borne, la bedaine sur les genoux, il paraissait mal à l’aise dans son costume lustré. Sa cravate fripée ajoutait à son air de prolétaire endimanché quelque chose de pathétique.
– Au départ, on est un tantinet désarçonné, me confia-t-il. Puis on finit par mettre le pied à l’étrier et on s’accroche. Les richards ne sont pas aussi vilains qu’on le dit. Il arrive souvent que la fortune leur donne des ailes, mais ils gardent la tête sur les épaules.
Il m’indiqua un boîtier en ivoire sur le tableau de bord.
– Il y a des cigarettes américaines, là-dedans. Elles sont au patron, il n’est pas regardant.
– Merci, j’essaye d’arrêter.
Il acquiesça en ralentissant, prit une bretelle et rejoignit la rocade. Devant nous, loin derrière les éclaboussures du jour, les premières stèles de l’Olympe algérois se mirent à déployer leur faste à la manière d’une odalisque se dénudant aux pieds de son sultan.
– Mon nom est Bouamrane. À l’agence, on m’appelle Adel. Paraît que ça fait moins péquenot.
– Nafa Walid.
– Eh bien, Nafa, si tu joues le jeu, avec cette bande de snobinards, tu iras loin. Dans moins de trois ans, tu pourras fonder ta propre société. Notre directeur a débuté comme homme de peine chez des gens de la haute. Aujourd’hui, il n’a rien à envier à ses anciens maîtres. Il roule en Mercedes, dispose d’un compte en banque confortable, et sa villa est juste derrière cette colline, là-bas. Il vient au bureau une fois par semaine. Le reste du temps, il parcourt le monde en tripotant sa calculatrice.
– Tu n’as qu’à jouer le jeu, toi aussi, si tu veux ne rien avoir à lui envier un jour.
Il gonfla les joues avant de dodeliner de la tête, résigné.
– Ce n’est pas la même chose. J’ai quarante ans, sept gosses et une poisse indécrottable. Côté physique, la nature ne m’a pas gâté. C’est important, le physique, dans les relations. Si tu ne plais pas d’emblée, tu n’as aucune chance de te rattraper. Il est des gens ainsi conçus, ajouta-t-il avec philosophie. Inutile pour eux d’insister. À force de vouloir péter plus haut que son cul, on risque de se fissurer le derrière. Après, on ne peut plus s’asseoir convenablement...
La voiture parvint tant bien que mal à se soustraire au tintamarre des quartiers insalubres, s’élança sur l’autoroute, contourna la colline et déboucha sur un petit bout de paradis aux chaussées impeccables et aux trottoirs aussi larges que des esplanades, jalonnés de palmiers arrogants. Les rues étaient désertes, débarrassées de ces ribambelles de mioches délurés qui écument et mitent les cités populeuses. Il n’y avait même pas une épicerie, ou un kiosque. Des villas taciturnes nous tournaient le dos, leurs gigantesques palissades dressées contre le ciel, comme si elles tenaient à se démarquer du reste du monde, à se préserver de la gangrène d’un bled qui n’en finissait pas de se délabrer.
– Bienvenue à Beverly Hills, me chuchota le chauffeur.
La résidence des Raja déroulait sa féerie de l’autre côté de la cité, face au soleil, avec sa piscine en marbre bleuté, ses cours dallées que l’on pouvait contempler de la rue et, debout au cœur de ses jardins, semblable à une divinité veillant sur ses édens, le palais tout droit tiré d’un conte oriental.
Le chauffeur me déposa devant une grille en fer forgé. Sa bonhomie s’estompa d’un coup, et un sourire amer pinça ses lèvres. Il regardait la fortune des autres qui le cernait, martiale, inexpugnable, si pesante que ses épaules en fléchirent. Une zébrure blafarde traversa ses yeux subitement chargés d’une froide animosité. Un moment, j’ai cru qu’il m’en voulait de ne pouvoir retourner avec lui retrouver le charivari et les relents délétères des bas quartiers.
– Si tu as besoin d’une doublure, tu sais où me joindre, dit-il sans conviction.
J’opinai du chef.
La voiture se dépêcha de disparaître au coin de la rue. Derrière moi, deux terrifiants dobermans se mirent à hurler à s’arracher le cou.
Le majordome s’abstint de me tendre la main ou de me désigner un fauteuil. Il me reçut froidement dans son bureau à peine éclairé par une porte-fenêtre encombrée de lourds rideaux. La soixantaine sonnée, il se tenait droit comme un « i » au milieu de la pièce, le regard aride et le geste guindé. Il cherchait d’emblée à me surplomber corps et âme, à me rabaisser au rang de subalterne.
– Serait-ce une déformation congénitale, me dit-il en faisant allusion à ma nonchalance.
– Je…
– Veuillez vous tenir correctement, m’interrompit-il d’un ton expéditif. Vous n’êtes pas devant un guichetier.
Ses yeux experts et impartiaux me passèrent rapidement en revue, traquèrent mes pensées au fond de mes prunelles, condamnant mes chaussures pourtant cirées, ma cravate flambant neuve et mon veston acheté la veille chez un teinturier de luxe.
– Vous avez le téléphone chez vous ?
– Ça fait dix ans que nous soudoyons les sous-fifres de la Poste pour l’installation d’une ligne…
– Abrégeons, s’il vous plaît.
– Non.
– Laissez votre adresse à ma secrétaire.
– Ça s’abrège comment, une adresse ?
Mon insolence ne l’atteignit même pas. Il m’ignorait déjà.
– Vous commencez mardi, à 6 heures précises. Vous aurez une chambre au pavillon 2. Ma secrétaire vous énumérera les différentes tâches domestiques qui vous incombent.
Il appuya sur un bouton. La dame du rez-de-chaussée rappliqua aussitôt pour me raccompagner.
– C’est un internat, ici ? lui demandai-je à l’autre bout du couloir.
Elle sourit.
– Ne faites pas attention à lui. M. Fayçal est un homme exquis même s’il a la manie de se prendre trop au sérieux. Ayez confiance. Vous allez vous plaire, chez nous. Les Raja sont des gens charmants et généreux.
Elle me conduisit dans son petit bureau, m’installa dans un canapé et commença par noter mon adresse sur un bloc-notes. Soignée et tendre, c’est un peu grâce à sa prévenance que je décidai de ne pas laisser la morgue d’un larbin de pacotille gâcher ma journée.
– C’est quoi, cette histoire de chambre au pavillon 2 ?
– Vous n’êtes pas forcé d’emménager. C’est juste pour savoir où vous trouver lorsqu’on aura besoin de vos services. À mon avis, il serait pratique d’y ranger vos petites affaires. Vous serez parfois appelé à travailler tard la nuit. Ça vous évitera de devoir, en plus, vous débrouiller à des heures impossibles pour rentrer chez vous.
J’opinai du chef.
– Je dois t’appeler comment ?
– Ici, on ne se tutoie pas, monsieur Walid, dit-elle d’un ton clair et net, mais avec un sourire suffisamment gêné pour ne pas me froisser.
– Bien, madame.
– Je suis désolée. Nous sommes tenus de nous conformer strictement aux recommandations de nos employeurs.
– Ce n’est pas grave… Qu’est-il advenu de l’ancien chauffeur ? ajoutai-je pour dissiper le malentendu.
– Il a eu un accident, je crois.
– De quelle nature ?
– Je n’en sais pas plus. Venez, monsieur Walid, je vais vous montrer votre chambre.
Nous sortîmes par la porte de service. En silence, nous contournâmes les cours dallées, la véranda et la piscine comme si cette partie de la propriété ne nous regardait pas. Le pavillon 2 se retranchait derrière un liséré de bougainvillées, dans une vieille habitation trapue réservée aux domestiques. Ma chambre se pelotonnait au fond du couloir, coquette avec sa fenêtre enguirlandée de lierre et sa vue sur les splendeurs du jardin. Les murs étaient recouverts de papier peint, le sol de moquette et le lit de draps bleus. Il y avait aussi une commode, une chaise à bascule dans un coin en face d’un téléviseur, une garde-robe, et ce confort accentuait le sentiment qui m’avait gagné le matin tandis que la voiture de l’agence m’éloignait de la laideur pestilentielle des bouis-bouis.
– C’est tranquille, ici, me rassura la dame.
À qui le disait-elle…
Dahmane me demanda de le retrouver au Lebanon, un snack jadis conçu pour accueillir les intellectuels et les artistes et qui, aujourd’hui, voit défiler une horde de ratés aux bras criblés de piqûres suspectes et aux gueules de bois épouvantables. Avant, les comédiens et les écrivains s’y donnaient rendez-vous pour dénoncer la dérive de la culture, la censure crétine et la médiocrité qui menaçaient de transformer les librairies en caravansérails pour araignées. On pouvait alors s’asseoir à la table d’un scénariste ou d’un poète muselé et l’écouter des heures durant sécréter sa bile contre une société prédatrice aussi peu attentive au naufrage de son élite qu’aux lézardes en train de ronger sournoisement ses fondations. La bière rappelait la pisse de cheval, mais l’endroit avait le mérite de nous faire oublier nos déboires tant les déconvenues du voisin étaient insoutenables. Je fréquentais le Lebanon pour d’autres raisons aussi. D’abord parce que les cafés de Bab El-Oued étaient sinistres, ensuite, les cinéastes n’étant pas mieux servis ailleurs, j’espérais pouvoir mettre le grappin sur l’un d’entre eux et lui soutirer ce rôle susceptible de renforcer mes aspirations. Malheureusement, depuis que les toxicomanes et les travestis avaient vicié la place, rares étaient ceux qui osaient encore s’y hasarder. De temps à autre, entre deux cuites mal négociées, des bagarres éclataient, et il arrivait même que l’on bute sur un cadavre amoché au fond des W.C. La police avait beau mettre le bar sous scellés, le Lebanon s’arrangeait pour rouvrir ses portes, tel un magistrat ses dossiers ; une affaire n’était pas encore traitée que déjà une autre lui collait au train, sûre de lui rafler l’exclusivité. Je m’étais souvent demandé ce qui pouvait bien me retenir dans ce repaire interlope hanté de camés, de lesbiennes et de truands convalescents. Peut-être était-ce justement cette atmosphère embrumée qui mettait tous les cieux à portée de main puisque chaque habitué lâchait du lest à ses fantasmes. Embusqué dans mon coin, j’observais ce ramassis de marginaux avec beaucoup d’intérêt, le déguisement des uns et les manières affectées des autres m’offrant un éventail de personnages époustouflants, très instructif pour ma formation d’acteur.
Dahmane m’attendait à côté de la baie vitrée, le nez dans un mouchoir et la figure congestionnée. Terrassé par son rhume d’escargot, il se trémoussa faiblement pour me laisser une place sur le banc défoncé et dit tout de go :
– J’espère que tu n’as pas fait l’imbécile.
– Pas cette fois-ci.
Il exhala un soupir de soulagement et se détendit.
– Je ne l’aurais pas supporté.
– Moi non plus.
Dahmane était mon ami de toujours. Nés dans un même cul-de-sac, quelque part dans les oubliettes de la Casbah, nous avions usé nos fonds de culotte sur les mêmes trottoirs et subi l’ire de nos instituteurs avec la même délectation car nous passions pour d’intraitables pestes. Puis son père mourut dans un accident, et Dahmane s’assagit. Chef de famille à treize ans, il promit à sa mère de ne plus la décevoir. Pendant que je rêvassais sur mon nuage, il se défonçait au four et au moulin pour s’acquitter de ses obligations familiales et réussit à décrocher son bac avec mention. Après un stage à l’Institut des hôtelleries de Tizi-Ouzou, il avait travaillé auprès de plusieurs complexes touristiques, se faisant plein de relations parmi la bourgeoisie algéroise. Maintenant, il régnait au Varan Roi un cabaret en vogue sur la corniche, et s’était acheté un superbe appartement rue Didouche Mourad. Je lui devais tous les petits boulots que je n’avais jamais su conserver, y compris le rôle que m’avait confié Rachid Derrag dans son navet Les Enfants de l’aube.
Sa main étreignit la mienne.
– Nafa, mon ami, la chance est une compagne capricieuse. Ne te laisse pas distancer par elle. Elle ne revient que rarement sur ses pas. (Ses doigts me firent mal.) Est-ce que tu m’écoutes ?
– Je crois que je vais me faire une raison.
– Tu crois seulement ?
Je parvins à libérer ma main endolorie.
– On dirait que tu n’es pas ravi, me bouscula-t-il.
– On ne peut pas avoir tout à la fois, fis-je avec une pointe d’amertume.
– C’est-à-dire ?
– Tu ne t’attendais tout de même pas à ce que je saute au plafond parce que je suis le larbin d’une famille riche. Tu te rends compte : chauffeur, moi, Nafa Walid.
– Et c’est qui, Nafa Walid ? s’énerva-t-il… Quelqu’un qui puise dans les misérables économies de sa mère pour se payer des baskets d’imitation, pas plus. Ça ne sert à rien de passer devant les autres avec une cravate en soie et le ventre creux. La frime n’est pas donnée à n’importe quel plouc.
– Je ne suis pas un plouc.
– Prouve-le. Tu as combien en poche ? Vas-y, montre voir. Je parie que tu n’as même pas de quoi prendre un taxi. Je ne sais pas si c’est la grippe ou bien ta désinvolture qui me tape sur le système, mais je t’assure que tu commences à me fatiguer. Le temps te file sous le nez, et tu ne fais rien. On n’a pas droit aux bouderies quand on n’est pas grand-chose, Nafa. Si tu veux t’élever dans la hiérarchie des hommes, saute sur la première marche qui se présente.
– Puisque je te dis que je vais essayer.
Il replongea le nez dans son mouchoir, s’essuya laborieusement les narines. Son regard fiévreux traqua le mien, parvint à le coincer. Il revint à la charge.
– Je connais plein de gens qui ont débuté au bas de l’échelle. On ne peut plus les rattraper, maintenant. Pas même avec une fusée. Toutes les grosses légumes qui te font saliver d’envie aujourd’hui étaient des moins-que-rien il y a à peine une décennie. Tu veux y arriver, toi aussi ? Est-ce que tu veux y arriver ?
– Oui, criai-je presque.
– Eh bien, c’est déjà un premier pas.
À quoi bon insister ? Dahmane ignorait qu’il est des gens qui naissent debout, allergiques aux servitudes, des gens qui cassent sec s’ils sont amenés à courber l’échine. Il ne comprenait pas que ce qu’il appelait paresse était en réalité, pour certains, hauteur, distance par rapport à l’ordinaire. Je n’étais pas de ceux qui veulent gagner leur vie grassement. Il n’avait jamais été dans mes ambitions de décrocher le gros lot ou un poste de responsabilité dans une administration influente. Je voulais être acteur jusque sur mon lit de mort, me tailler une légende plus grande que ma démesure, postuler aux privilèges des dieux, sinon comment devais-je interpréter que la nature m’ait fait beau et sain comme une divinité ?
Pour m’amadouer, Dahmane m’emmena dîner dans un restaurant, à Riad El-Feth. La soirée durant, il m’assomma de conseils et d’exemples censés me réconforter. À chaque fois que je menaçais de sortir de mes gonds, il m’offrait une bière. Vers minuit, j’étais bourré. Pas question de rentrer à la maison dans cet état. Mon père étant à cheval sur certains principes, je ne tenais pas à plonger la famille dans le chaos. Dahmane accepta de m’héberger pour la nuit. Au petit matin, il me reconduisit chez moi. Dès qu’il me vit sur le palier, mon père me mit en garde :
– Je ne débourserai pas un centime, je te préviens. Je n’ai rien demandé et je n’ai que foutre de ta saloperie de carillon.
Il s’écarta pour me désigner l’appareil téléphonique trônant sur une commode dans le vestibule. Je restai songeur pendant un bon moment. Depuis des années, je formulais demande sur demande, soudoyais sous-fifre sur guichetier, adressais lettre de rappel sur lettre de réclamation pour l’installation d’une ligne, sans aucun résultat. Il m’avait suffi de laisser mon adresse chez la secrétaire des Raja pour qu’un téléphone fût mis en place dans la journée.
– Tu vois ? s’exclama Dahmane. Les bienfaits des grosses fortunes ne se font pas attendre. J’acquiesçai.
Si l’argent ne fait pas le bonheur, ce n’est pas de sa faute.